Elle s’appelle Skye, vit au Canada, et est mère de deux enfants, des jumeaux de sept ans. Des jumeaux qui ne se ressemble pas sur tout, car si sa fille mange tout à fait normalement, pour son petit garçon, c’est beaucoup plus difficile, et chaque repas devient vite un cauchemar.
Cette angoisse qu’ils tentent de combattre tout ensemble, c’est le monstre avec qui ils dînent chaque fois, qui prend en otage tous leurs repas et les transforme ainsi en moments de grande angoisse. Face à l’incompréhension des médecins, psychiatres, pédiatres, et toute autre personne vers qui elle a pu se tourner pour chercher de l’aide, elle a dû se rendre à l’évidence : les seules personnes capables de l’aider sont ses pairs, ceux qui comme elles doivent se débrouiller comme ils peuvent car leur enfant refuse de manger, sans aucune explication plausible.
Alors elle a créé un blog, Mealtime hostage, pour regrouper toutes les recherches qu’elle a pu faire sur la nutrition et toutes les solutions qu’ils ont explorées, essayées avec plus ou moins de réussite. Ce blog, c’est le voyage de son fils, et de sa famille, à la découverte de la nourriture, pour essayer de l’apprivoiser, et peut-être un jour de l’aimer.
A travers une série d’articles, elle a analysé l’évolution de notre société et du modèle familial pour tenter de comprendre pourquoi de plus en plus d’enfants souffrent de néophobie (comme nous disait Angélique, beaucoup de grands-parents rétorquent que « de leur temps, ça ne se passait pas comme ça… »), a tenté de décortiquer l’esprit d’un enfant difficile, et enfin, a commenté tous les conseils qu’elle a pu recevoir à propos du blocage de son fils, que ce soit d’autre parents ou de personnes du corps médical. Elle a souhaité partager ici la deuxième partie de ses recherches, dont voici la traduction en français.
J’ai entendu dire « Comment est-ce que ça peut être difficile de manger ? Il suffit d’ouvrir la bouche, mettre de la nourriture dedans, mâcher et avaler. » Pour beaucoup, c’est à peu près tout ce qu’il y a à faire. Pour d’autres, ce n’est pas aussi simple que cela. Manger utilise tous les systèmes sensoriels du corps :
Visuel
évaluation visuelle de la nourriture afin de déterminer si c’est comestible et sain (moisi, mûr, etc)
Olfactif
ortho-nasal : inhalation de l’arôme par les narines
rétro-nasal : inhalation des arômes créés par la mastication dans la cavité nasale par l’arrière de la bouche, c’est essentiel de détecter la saveur
Auditif
bruit que fait la nourriture lors de la mastication
Vestibulaire
équilibre et sens de l’orientation spatiale
Somatosensoriel
toucher, pression, température et texture
Proprioception
mouvement des muscles, position, posture, expression du visage
Gustatif
goût, texture, saveurIl se passe beaucoup de choses pendant chaque bouchée, certainement plus que simplement la mastication et la déglutition.
Il y a plusieurs facteurs possibles à une alimentation sélective, mais rien qui ne la provoque à coup sûr. Des comportements obsessionnels compulsifs et des problèmes sensoriels peuvent rendre un enfant sensible à la texture des aliments et à leur apparence. Des problèmes de reflux, des traumatismes pendant l’enfance ou des problèmes digestifs peuvent contribuer à la néophobie alimentaire (la peur de la nourriture inhabituelle). Une abondance de papilles, des allergies environnementales ou des antécédents d’otites à répétition peuvent potentiellement affecter profondément le sens du goût. Il ne s’agit, en aucun cas, d’une liste exhaustive. Pour certains, il n’y a pas de cause apparente.
Bien qu’il soit important d’étudier les obstacles physiques ou psychologiques qui peuvent angoisser quelqu’un à l’idée manger, il n’y a pas de preuve concluante que tout ce qui précède peut effectivement causer une alimentation sélective. Par exemple, je connais un enfant né avec une fistule trachéo-oesophagienne, (son œsophage n’était pas relié à son estomac). La chirurgie a pu corriger ce défaut, mais sept ans plus tard, cet enfant ne mange qu’un nombre décroissant d’aliments, seulement ceux avec lesquels il est à l’aise. Il a souvent des hauts-le-cœur en mangeant, et si une fois il a du mal avec certains aliments, il n’y touchera plus jamais. Son cousin, qui est né avec le même défaut digestif, a également régulièrement des hauts-le-cœurs, doit parfois recracher des aliments, mais il mange pourtant une liste longue et variée d’aliments. Le tempérament joue clairement un rôle énorme dans la relation actuelle et future de l’enfant avec la nourriture.
La plupart des enfants sont difficiles dans une certaine mesure, et pour beaucoup cette phase passe avec simplement un peu de patience et du temps. Bien qu’il existe des traits communs entre les différents cas de mangeurs sélectifs, chacun le vit à sa manière. Cependant, tous les mangeurs sélectifs semblent lutter contre le même sentiment.
L’anxiété.
L’anxiété est très fréquente chez les mangeurs sélectifs. La nourriture peut sembler appétissante ou inquiétante. Être simplement exposé plusieurs fois d’affilées au même aliment ne suffira pas à surmonter l’anxiété provoquée par certains aliments et encore moins à apprendre à l’aimer. Le mangeur sélectif ressent une véritable peur, à laquelle s’ajoute un important dégoût.
« Je trouve que les homards et les crabes ne ressemblent pas à de la nourriture. Rien de ce qui rampe vers moi, de côté, avec des grandes pinces. Hey, ça ne me donne pas faim ! En fait, mon instinct me dit plutôt : « Ecrase-les ! Ecrase ces gros trucs avant qu’ils ne s’attaquent aux enfants ! »
George Carlin – Fussy eaters (Mangeurs difficiles)On montre peu de sympathie aux gens qui font la fine bouche, et encore moins à ceux qui mangent moins de 20 aliments. Dans la première moitié du 20e siècle, les parents ont été encouragés à forger le caractère de leurs enfants en les privant d’affection et d’attention, écoutant à la lettre le proverbe biblique « qui aime bien châtie bien ». Il n’y a pas besoin de beaucoup d’imagination pour comprendre les conséquences que pouvait engendrer le fait de refuser de manger le repas placé devant soi. Le Dr Benjamin Spock a révolutionné l’éducation en 1946, lorsqu’il a publié son premier livre de conseils à destination des parents, dans lequel il les encourageait à « faire confiance à leur instinct ». Alors que l’éducation parentale a fait de grands progrès au cours du siècle passé, les enfants difficiles à nourrir reste une frustration commune à beaucoup de parents, et très mal comprise.
Personne ne mange de tout. On a tous a nos préférences, ainsi que certains aliments que l’on n’aime pas. Pour moi, ce sont les cornichons au vinaigre. Je déteste vraiment aussi bien l’odeur que le goût de l’aneth. Il m’a fallu des années pour être capable de tolérer le vinaigre en très petites quantités, mélangé dans quelque chose d’autre (une sauce ou une salade de pommes de terre), mais je n’arrive toujours pas à digérer cornichons à l’aneth. Ma famille a appris ça un jour où un pot de cornichons était ouvert lors d’un repas de famille. Partout où j’allais, quelqu’un était en train de croquer un cornichon et ce son couvrait tout les autres bruits de la salle. Tout ce que je pouvais sentir était l’odeur âcre et repoussante du vinaigre. Mon champ de vision se rétrécissait, mon cœur battait et je me sentais mal physiquement. Je me sentais priss au piège. Tourmentée. La seule chose que je voulais à ce moment était m’échapper dans un endroit sans cornichon, et me cacher dans une pièce ou l’air sentait autre chose, et où régnait le silence.
La peur et l’anxiété sont étroitement liés, la différence étant que la peur est une réaction à un stimulus tangible, alors que l’anxiété est la crainte d’une situation que l’on considère comme inévitable et incontrôlable. Pour le mangeur sélectif, ce n’est pas la nourriture en particulier qui fait peur. C’est l’angoisse qui résulte de se sentir obligé de manger quelque chose de répugnant, et la certitude qu’il n’y a aucun moyen possible d’éviter cela.
Lorsqu’on est confronté à une menace perçue, notre réaction instinctive est le combat ou la fuite. Imaginez si mon expérience du cornichon vous arrivait 3 à 5 fois par jour. Tous les jours. Sous prétexte que vous êtes un enfant, à la merci de la volonté de vos parents, on attendra de vous, on vous forcera, vous dupera, vous contraindra, vous soudoiera, et peut-être même qu’on vous forcera à manger cette chose répugnante à l’odeur horrible. A tous les repas.
C’est un sentiment assez intense. Maintenant, vous comprenez mieux pourquoi votre enfant pleure à la vue de sa chaise haute ou pourquoi il ne veut pas se joindre à la famille à table pour le dîner ?
Ce dont un enfant avec une alimentation sélective a besoin, plus que de manger équilibré, ou d’arriver à lui faire manger des légumes, et sans se préoccuper du nombre de calories qu’il ingère, c’est d’abord et avant tout de réussir à lui créer des souvenirs agréables avec la nourriture. Des expériences positives.
Ma famille est suffisamment compréhensive pour éviter de sortir des cornichons en ma présence. Je continue à assister aux repas de famille – sans cornichons au menu.
On dit souvent qu’un enfant difficile est dû à un problème d’éducation, dans le sens où l’enfant s’affirme en découvrant qu’il peut dire non à ses parents pendant les repas. En tant que parents, on nous dit de « nous battre » en offrant des récompenses, en le félicitant, en utilisant la ruse si besoin, pour réussir à tout prix à faire manger cet enfant difficile. Après tout, ces enfant sont juste de petits êtres têtus résolus à défier l’autorité parentale. Pas vrai ?
Pas vraiment.
Si je mets, disons un tout petit morceau… Vraiment, presque rien… Un minuscule morceau de carotte sur l’assiette de mon fils TJ, il va avoir la même réaction face à cette carotte que j’aurais face à un cornichon. Je ne peux pas manger le cornichon. Je n’ai pas envie de manger ce cornichon. Je veux que le cornichon s’en aille. Vite. Je ne veux pas y toucher, le sentir, ou être n’importe où près de lui. J’ai déjà déterminé grâce à ma vue que le cornichon n’est PAS de la nourriture.Bien que tout cela semble raisonnable, les parents sont encouragés à s’attaquer à cet argument avec des ultimatums. « Vous mangez ce que cornichon ou il n’y aura pas de dessert pour vous. »
Naturellement, nos enfants sont perdus. « Tu crois que ça se mange ? Je pensais que tu rigolais. Comment est-ce que tu peux prévoir ça pour le dîner ? Je pensais que tu m’aimais. (*Sniff !) Eh bien, si ça peut m’éviter l’horreur de manger ce truc dégoûtant, répugnant, ça vaut bien le coup d’être privé de glace au dessert. Je me demande quelle chose horrible tu as encore en magasin pour moi pour demain. »
Vous voyez comment ça fonctionne ? Oui, les enfants difficiles et les mangeurs sélectifs ont en commun ce besoin de contrôle, mais pour les mangeurs sélectifs, ce n’est pas une lutte de pouvoir comme beaucoup le pensent. TJ ne veut pas contrôler le menu que je prévois, seulement ce qu’il doit manger. Je sais que j’ai apprécié la disparition soudaine du pot de cornichons.
Au lieu de se féliciter sur la connaissance des limites de leur enfant, les parents ont été conditionnés à répondre par des menaces et une certaine pression, à base de « tu mangeras ça, ou rien ». Tout ce que nous parvenons à faire est sabotes notre relation avec nos enfants et saper leur confiance en nous en tant que parents. Nous avons appris à manier l’amour que nous avons pour nos enfants comme monnaie d’échange dans la poursuite de la variété alimentaire, tout cela au détriment de la confiance de notre enfant.
Est-ce qu’une bouchée de brocoli mérite vraiment tout cela ?
* * *
Sources:
George Carlin: « Fussy eaters »
« Love Me, Feed Me » par Dr. Katja Rowell
Une maman est sûrement la personne la mieux placée pour expliquer ce qu’est la néophobie ou l’alimentation sélective. Parce qu’un enfant ne sait pas mettre de mot sur ce qu’il ressent, et que la maman est en première ligne et doit jongler avec ça chaque jour sans exception.
Merci à Skye pour cette explication très claire sur ce qu’on ressent face à la nourriture. Je vous invite à aller lire son blog si l’anglais ne vous rebute pas trop, car il est plein d’articles très justes et plein de bon sens, j’ai eu envie de partager la plupart lors de ma lecture, mais autant vous dire directement d’aller lire son blog, c’est plus simple !